- Oh regarde ! [...] Tout devient rose, la neige, et les gros rochers pointus ont l’air d’être couverts de roses ! Comment s’appellent-ils, tous ces pics, Peter ?
- Les montagnes n’ont pas de nom, répliqua le garçon.
(Johanna Spyri, Heidi, chapitre 3)
Toponymie

Johanna Spyri a peut-être été mal inspirée en faisant dire à Peter, le petit chevrier, que les montagnes n’avaient pas de nom. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il n’aurait pas été capable d’identifier chacune d’entre elles. Avant l’avènement de l’alpinisme et du tourisme alpin, la valeur économique des sommets était inexistante, si bien qu’on ne leur donnait un nom que s’ils servaient de point de référence. En revanche, les cols et les pâturages alpins avaient une valeur marchande, ce qui explique pourquoi ils ont un nom depuis des temps très reculés. Dans bien des cas c’est d’ailleurs ce nom qui, plus tard, a été transmis à la crête la plus proche. Mais jusqu’au XVIIIe siècle, c’est-à-dire avant que les scientifiques, les savants et les alpinistes ne commencent véritablement à s’y intéresser, la connaissance de la toponymie montagnarde dépassait rarement le cadre local.
Alors, d’où viennent les noms des montagnes?
Les Alpes et le Jura
L’étymologie du mot «Alpe » est controversée, mais son existence est attestée de longue date: le mot latin «alpes» remonte au premier siècle avant J.-C. Selon l’une des théories, il est dérivé de l’adjectif «albus» qui signifie «blanc» et se référerait donc à la couleur des pics enneigés. Certains pensent en revanche que l’origine de ce mot remonte à une racine plus ancienne, «al» ou «ar», qui indiquerait un endroit élevé, autrement dit pas seulement les montagnes, mais aussi les pâturages alpestres. Un sens que le mot «alpe» a conservé en français et en italien de même que «Alp» en allemand et en romanche.
«Jura» dérive du latin «juria», qui est lui même issu d’un mot celte signifiant «forêt».
Couleurs
De nombreux noms dérivent de l’apparence, en particulier de la couleur de la montagne concernée. On rencontre principalement trois familles de couleurs: la blancheur immaculée des sommets enneigés, les tons rougeoyants de l’aube et du crépuscule et le noir du rocher et des forêts qui tapissent les flancs des montagnes. Voici quelques exemples:
Blanc: Weissenstein (G), Wysshorn (G), Dent-Blanche (F), Pizzo Bianco (I) Sassalbo (R)
Rouge: Rothorn (G), Mont-Rouge (F), Monte Rosa (I), Piz Cotschen (R)
Noir: Schwarzhorn (G), le Noirmont (F), Tête-Noire (ou Tîta Nâire en patois), Sasso Nero (I), Piz Nair (R)
D’autres noms sont attribués en fonction de l’heure, généralement midi, à laquelle le soleil atteint un certain point. Quelques exemples: Dents du Midi (français) Mittagshorn (allemand), Piz Mez (romanche).
Ceux qui connaissent un peu les montagnes suisses savent que leurs noms comportent tous plus ou moins les mêmes éléments. Bien entendu ceux-ci changent d’une langue à l’autre:
Français
- Aiguille = Aiguille-du-Midi
- Arête = Arête de Sorebois
- Bec (Becca en patois) = Bec d’Epicoune, Becca de la Lia
- Col = col de la Forclaz (Forclaz est un mot patois dérivé du latin «furcula» qui signifie «fourche» ; cf. Furka)
- Dent = Dent-d’Hérens
- Roc = Roc d’Orzival
- Rocher = Rochers-de-Naye
- Six, Scex, Sex = désignent un roc (Attention! le «x» ne se prononce pas) Six Blanc, Scex Rouge, Sex de l’Aigle
- Tête (Tîta en patois) = Tête Blanche
- Vanil = désigne un sommet rocheux (Vanil Blanc)
Allemand
- Balm = surplomb (Balmhorn)
- Eck, Egg, Eggen = pente ou sommet (Scheidegg, Egghorn)
- Fluh, Flüe = falaise (Bachflue)
- Furka, Furgge = dérivé du latin «furcula» qui signifie «fourche», désigne un passage entre deux sommets élevés (Furkapass, Furgg)
- Gipfel = sommet (Vorgipfel)
- Grat = arête (Gornergrat)
- Horn = désigne une pyramide à trois côtés façonnée par deux glaciers adossés l’un à l’autre (Matterhorn)
- Joch = littéralement «joug», s’utilise exclusivement pour désigner un passage alpin de haute altitude (Jungfraujoch)
- Kulm = cime (Harderkulm)
- Spitz = pic (Dreiländerspitz)
- Stock = littéralement «souche», désigne généralement un massif (Stockhorn)
Italien
- cima = cime (Cima Bianca)
- corno = l’équivalent de l’allemand «Horn» (Corno Rosso)
- filo = littéralement «fil», désigne une arête (Cima di Filo)
- forca, forcola, forcoletta, forcellina = sont les équivalents de «forclaz» en français et de «Furka» en allemand) (Forca di Casséo)
- monte = mont (Monte Moro)
- passo = col (Passo del Lucomagno)
- pizzo = pic (Pizzo Bianco)
- sasso = roc (Sasso Nero)
Romanche
- bot, botta = colline (Bot digl Uors, Botta Bruonza)
- corn = l’équivalent de l’allemand «Horn» (Corn Suvretta)
- crap = roc (Crap Alv)
- cuolm, culms, culmatsch etc = cime (l’équivalent de l’allemand «Kulm») (Cuolm d’Mez)
- fil = arête (Fil Blengias)
- fuorcla = l’équivalent de «forclaz» en français et de «Furka» en allemand
- mott, motta, muot, muotta, muottas = colline, pente (Motta Bianca, Muot la Greina)
- munt = mountain (Munt Pers)
- piz = pic (Piz Bernina)
- sass = roc (Sass dal Poss)
- spi = arête (Spi da la Muranza)
- tschima = cime (Tschima da Flix)
Le Diable, la Vierge et Ponce Pilate
Avant que les montagnes ne deviennent objets d’études et de loisirs, les plus hautes cimes étaient entourées d’un grand mystère. On les disait hantées par des esprits, voir par Le Malin en personne. D’où par exemple le nom du massif des Diablerets, à la frontière des cantons de Vaud et du Valais, que l’on croyait habité par des démons censés y jouer aux quilles avec des rochers qui s’effondraient régulièrement sur les villages en contrebas. Cette légende est d’ailleurs à l’origine du nom du roc situé au Sud de ce massif: la Quille-du-Diable.
Près de Lucerne, le mont Pilate était, lui, véritablement hanté. Et pas par n’importe qui, puisque l’esprit qui y habitait n’était autre que celui de Ponce Pilate. La légende veut qu’après le procès de Jésus, Ponce Pilate s’exilât dans cette région et se suicidât en se jetant dans le petit lac situé au sommet de la montagne. Selon une autre version, l’empereur Tibère, atteint d’une maladie incurable, aurait eu vent des miracles accomplis par le Christ et ordonné au préfet de Judée qu’il fît mander celui-ci à son chevet pour le guérir. Lorsqu’il apprit que le Rédempteur avait été crucifié, il fit jeter Pilate au cachot, où ce dernier se suicida. Le corps de Pilate fut jeté dans le Tibre mais une violente tempête se leva. Elle ne cessa que lorsqu’on retira Ponce Pilate des eaux du fleuve romain. Le phénomène se reproduisit dans une rivière gauloise. On se résigna alors à l’emmener au sommet d’une montagne retirée, appelée alors Frakmont, où il fut jeté au fond d’un plan d’eau obscure et mystérieux. Mais il n’avait perdu aucun de ses pouvoirs et était toujours capable de semer la désolation en déchaînant les éléments. C’est alors que les autochtones lui imputèrent les tempêtes destructrices qui s’abattent parfois sur la région et qui inondèrent même quelquefois la ville de Lucerne. Au moyen âge il était d’ailleurs interdit de se risquer au sommet de la montagne car l’on craignait de provoquer l’ire de l’esprit de Ponce Pilate.
Certains pensent que «Rigi», le nom d’une autre montagne célèbre de Suisse centrale, dérive du latin «regina», autrement dit «regina montium» ou «reine des montagnes». D’autres affirment qu’il nous vient du haut allemand «Riginen», qui signifie «rayure», en référence à sa structure géologique, supposant ainsi que cette montagne tire son nom de son apparence.
Mais venons-en au nom des trois fameux sommets qui dominent l’Oberland bernois : l’Eiger, le Mönch et la Jungfrau. Celui dont le nom remonte le plus loin dans le temps est l’Eiger, mentionné comme tel depuis le XIIIe siècle. Apparemment ce toponyme désigne la forme pointue de la montagne, mais les érudits hésitent quant à son origine. Certains prétendent qu’il serait dérivé du latin «acer» qui signifie pointu, d’autres qu’il viendrait du suisse allemand «Ger», javelot.
Le nom Jungfrau – qui signifie littéralement «jeune fille» ou «vierge» – a vraisemblablement été donné à cette montagne à cause des nonnes d’Interlaken dont le couvent, dédié à la Vierge, possédait de vastes terres dans la région, y compris des pâturages. Et, comme dans bien des cas, le nom de ces derniers a ensuite «migré» vers le sommet. Certains disent aussi que les gens de la région lui ont donné ce nom à cause de la forme du sommet couvert de neige qui, de loin, leur rappelait la silhouette des soeurs en robe blanche.
Son voisin le Mönch – littéralement «le moine» – ne s’appelle ainsi que depuis 1860. Auparavant il avait eu plusieurs noms et n’était même pas répertorié. On doit peut-être le toponyme actuel au fait que les moines d’Interlaken possédaient des pâturages à cet endroit. Mais, bien que soigneusement rangé à côté d’une «nonne», il est tout à fait possible que son nom n’ait rien à voir avec les moines. Certains pensent en effet que «Mönch» est une forme dérivée du mot «Münch», qui signifie «hongre» et qui apparaît sur une carte datée de 1606. Il semblerait donc là aussi que le nom du pâturage sur lequel ces animaux estivaient ait ensuite été transmis à la montagne elle-même.
L’histoire du nom de la montagne la plus célèbre de Suisse mérite aussi d’être racontée. Celui que les autochtones désignent simplement par «Horu», une forme dialectale de «Horn» est le majestueux Mont Cervin, appelé Monte Cervino sur le versant italien et Matterhorn par les germanophones et les anglophones. Il existe plusieurs théories sur l’origine du nom français. Voici l’une d’entre elles: Cervin, le compagnon de Gargantua, se serait assis sur la montagne pour se reposer. Celle-ci se serait écroulée sous le poids du géant, à l’exception du pan prisonnier de ses jambes. Ainsi c’est en son honneur que l’on aurait ensuite nommé le fameux monolithe «Cervin». Mais la version la plus plausible est que ce nom est dérivé de Mons Silvinus, du latin «silva» qui signifie forêt. Encore une fois, la montagne tiendrait donc son nom de celui que l’on donnait à ses flancs. C’est au fameux explorateur Horace-Bénédict de Saussure que l’on attribue le changement du «s» en «c». Celui-ci croyait en effet, à tort, que ce mot signifiait «cerf». Quant au nom allemand, il vient de «Matt», pâturage, le nom de la partie utile de la montagne ayant, comme souvent, été attribué par la suite au sommet.
Les hommes et les (rares) femmes
Ce n’est qu’au XIXe siècle que la première carte définitive de la Suisse fut tracée. Celle-ci comprenait bien entendu le nom des montagnes. Pour les connaître, les cartographes de l’époque demandèrent leur avis aux populations locales, notamment aux bergers, aux chasseurs et aux guides. C’est aux explorateurs et autres experts qu’il appartint ensuite de combler les lacunes.
On attribua alors à certaines montagnes le nom d’alpinistes célèbres, la plupart du temps celui du premier en ayant réussi l’ascension. Par exemple l’Ulrichshorn, près de Saas Fee, fut gravi pour la première fois par Melchior Ulrich et la Kingspitze par H. Seymour King, en 1887. Quelques sommets – ils ne sont pas légion – portent également des noms de femmes, comme la Gertrudspitze, ainsi dénommée en l’honneur de l’alpiniste anglaise Gertrude Bell qui parvint en son sommet en 1901.
C’est le long de la frontière italo-suisse que l’on trouve le plus grand nombre de sommets commémorant des alpinistes célèbres: Punta Gnifetti, Ludwigshöhe, Parrotspitz, Pic Tyndall, Vincentpyramide, Zumsteinspitze. Le point culminant de la Suisse (4634m) que l’on a longtemps appelé tout simplement «Hochspitz» – la haute pointe – se trouve dans la même région. Au XIXe siècle il a été rebaptisé Pointe Dufour, en l’honneur de l’un des plus grands personnages publics de Suisse du XIXe, le général Guillaume Henri Dufour, éminent cartographe, commandant des Confédérés lors de la brève guerre civile du Sonderbund en 1847 et l’un des pères fondateurs du Comité international de la Croix-Rouge.
Des scientifiques ont aussi donné leur nom à des montagnes, en particulier dans la région du Grimsel. En l’espèce ils furent choisis un beau jour de 1840 par l’expédition d’exploration du glacier de l’Unteraar menée par Louis Agassiz. En effet, apprenant par les guides qui l’accompagnaient que la plupart des sommets qui l’entouraient n’avaient pas encore de nom, celui-ci décida d’y remédier sur-le-champ. Et c’est ainsi qu’il leur donna le nom de personnages illustres qui, d’une manière ou d’une autre, avaient contribué à la connaissance de la montagne: Desorhorn, Escherhorn, Grunerhorn, Hugihorn, Scheuchzerhorn, sans oublier bien sûr l’Agassizhorn.
Mais cette pratique n’était, et n’est toujours pas, du goût de tout le monde. En 1865, un membre du Club Alpin Suisse avait manifesté sa désapprobation vis-à-vis de «cette génération prétentieuse qui veut établir un lien éternel entre des montagnes vieilles de centaines de milliers d’années, qui nous survivront encore plus longtemps, et nos vies éphémères».
Aujourd’hui encore, trouver un nom aux montagnes est une entreprise sérieuse. En 1997, une femme qui avait gagné un concours toponymique organisé par un hôtel thermal de Vals, dans les Grisons, vit sa proposition, «Peter Horä», refusée par les autorités cantonales. Celles-ci déclarèrent qu’il était «inconvenant» de donner des noms de personnes aux montagnes et désapprouvèrent le but commercial du concours. Ainsi, le sommet en question qui culmine à 3000m n’a toujours pas de nom et les autorités disent qu’il en sera toujours ainsi.